Description |
Associated text from Albert Tissandier's book Six mois aux États-Unis : voyage d'un touriste dans l'Amérique du nord suivi d'une excursion à Panama (Paris : G. Masson, [1886]), p. 80-84: "Mon premier voyage, convenu avec Nathan, mon futur guide, eut pour but le mont Trumbull et les gorges de Toroweap. C'est une tournée de sept jours entiers; la difficulté de trouver de l'eau dans les déserts qu'il faut traverser rend cette exploration quelquefois pénible. Nous achetons à Kanab, dans l'unique magasin du village, des boîtes de conserves, du thé, du café et quelques autres choses nécessaires; il n'y a guère de variété et de choix possible. Nathan emmène avec lui son fils, qui sera un aide utile. Nous avons pour nous trois chevaux et un autre pour nos bagages. La vie ordinaire du touriste une fois sorti de Kanab s'organise à peu près ainsi : lever à quatre heures du matin, déjeuner à cinq heures : Nathan met le couvert sur l'herbe. Nous avons du lard, du saumon conservé, de l'eau, et du pain qu'il fabrique lui-même trois fois par jour pour chaque repas; ce pain consiste en des espèces de galettes cuites dans une poêle devant un feu de branches desséchées, presque toujours faciles à trouver dans ces déserts. Les chevaux, laissés chaque soir en liberté, cherchent où ils peuvent leur nourriture. Par précaution seulement, afin qu'ils ne puissent aller trop loin pendant la nuit, on leur attache les jambes de devant avec des sortes de bracelets en cuir que réunit une forte et assez courte courroie. Ces pauvres bêtes, très fatiguées, n'ont souvent à manger que de maigres herbes et quelquefois n'ont point d'eau. Elles sont habituées à ce régime. Il faut cependant qu'elles aient du courage, car elles marchent en certaines journées douze ou quinze heures : ce sont de rudes étapes. Chaque matin, l'objet principal de la conversation de Nathan et de son fils était, après avoir couru après les chevaux pour les ramener, de chercher où nous pourrions faire une prochaine halte auprès de quelque source afin de remplir nos gourdes et d'abreuver nos montures. Quelquefois nous avons passé la journée entière sans avoir d'eau potable. La chaleur ardente des sables faisait que l'eau conservée devenait trop difficilement buvable; il fallait alors se contenter de boire un peu de café. Quant aux chevaux, heureux s'ils trouvaient dans quelque trou de rocher un reste d'eau de neige de l'hiver ou d'un orage récent. On se reposait dans l'après-midi. Le soir, vers sept heures, nous étendions nos couvertures sur les sables des déserts ou dans les forêts, et nous endormions sous les étoiles. C'est ainsi que les Mormons voyagent dans l'Arizona. Il est bien permis à un touriste parisien de s'étonner un peu le premier jour, mais l'originalité et la splendeur des paysages rachètent largement ce manque complet de confort; on s'habitue vite à ces petites misères. En quittant Kanab, il fallut revenir à Pipe Spring, l'un des rares endroits où se trouve une source fraîche. Ses aimables habitants m'avaient déjà donné l'hospitalité; cette fois je fus reçu avec un empressement cordial par la maîtresse du logis et ses filles. Si j'avais été étonné à Cedar City de l'accueil et de l'installation du bishop, je le fus plus encore à Pipe Spring. Je veux être sincère; ces Dames mormonnes sont distinguées, instruites, quoique ce ne soient en réalité que des paysannes vivant dans des lieux sauvages, abandonnés. Au fond de nos campagnes de France, dans les coins les plus ignorés de nos provinces, nos concitoyennes des champs sont assurément dans des milieux beaucoup moins déserts que ceux de l'Utah ou de l'Arizona, et cependant je dois reconnaître qu'elles sont le plus souvent moins civilisées. Tout autour de Pipe Spring paissent de grands troupeaux surveillés par les cow boys, jeunes gens hardis et habitués aux privations. Isolés, vivant toujours dans ces immenses ranchos, éloignés de toute société, ces bergers mormons mènent toutefois une existence active et qui n'est pas sans intérêt. Ils ont pour distraction la chasse, la contemplation de la grandiose nature de ces déserts; puis, toujours à cheval, courant après leur bétail ou le ramenant souvent de fort loin dans des endroits divers des ranchos, le travail est rude et pénible. Ils ont à veiller à la reproduction des animaux. Leur état complètement sauvage rend souvent cette occupation difficile et même dangereuse quelquefois, puis ils ont, entre autres devoirs, celui de marquer au feu les nouveau-nés. Chaque propriétaire a son cachet spécial, qu'on imprime sur les flancs du petit animal; sans cette précaution il lui serait impossible de reconnaître son bien. Aux États-Unis, les éleveurs de bestiaux ont des livres où ils peuvent aisément consulter les noms et les marques des divers propriétaires de troupeaux. On me dit que, il y a une quinzaine d'années, le bétail était plus nombreux qu'il ne l'est aujourd'hui dans les environs de Pipe Spring; la cause en est que les animaux, en mangeant l'herbe, arrachent les racines, qui ne tiennent guère dans ces terres sablonneuses; par suite les graines se dessèchent avant d'avoir pu germer, la prairie ne se ressème plus et le désert gagne du terrain. Sur les chemins de nombreux squelettes d'animaux attestent cette décadence des ranchos. D'autre part, les antilopes, les chevaux sauvages, qui abondaient autrefois, s'éloignent de plus en plus ou meurent dans les sables. Je dis adieu à mes gracieuses hôtesses de Pipe Spring. Quelques cow boys me souhaitent bonne santé et 'de l'eau fraîche à boire' pendant mon excursion, tout en m'aidant à seller mon cheval. Nous laissons les hauts escarpements des Vermilion Cliffs pour entrer bientôt dans le vrai désert à l'aspect désolé. Les chevaux marchent péniblement dans ces sables mous et poussiéreux. Le moindre souffle d'air soulève au loin de petits tourbillons de sable. Et cependant, sous nos pas, de nombreuses fleurs poussent en touffes espacées et forment des bouquets. Mais on est au mois de juin. Un peu plus tard tout sera brûlé par le soleil, et sur la terre il n'y aura plus rien qu'une aride et triste sécheresse. Chevauchant toujours, nous rencontrons quelques antilopes; plus loin, une troupe de chevaux sauvages au nombre de cinquante environ, suivis par leurs jeunes poulains, galopent, tout effarouchés, devant nous." |